Dans un Cercle de pardon…
…Elle se tient debout devant moi, à moins d’un mètre (je suis également debout). Nous nous faisons face sous des lumières blafardes dans une vaste salle mal chauffée.
Elle est un peu plus grande que moi et me regarde droit dans les yeux. Son regard est franc, direct, sans fard, sans honte.
Je la regarde pareillement et je sais ce qu’elle va me dire. Elle prend son temps, inspire profondément, ne me quitte pas du regard, qu’elle plonge d’abord en elle-même. Elle se concentre.
– « Je te demande pardon » me dit-elle.
Mon ventre se crispe, mon cœur se serre. Je suis émue. Elle me demande pardon. Pourquoi ? Je ne la connais pas, elle ne me connait pas non plus. Elle ne m’a pas offensée personnellement et son pardon ne m’est pas précisément destiné. Si ? Je ne réponds rien.
Pourtant, je comprends ce pardon qui pénètre les méandres de mon cœur encore en souffrance. J’ai besoin de ce pardon, qui me réhabilite dans mon humanité. Je sens la nécessité de recouvrer cette part en moi qui a été dénaturée, mortifiée. Sa demande de pardon me comble et me restaure.
Son regard toujours plongé dans le mien, l’émotion m’envahit. Et je ressens gratitude pour cette parole bienfaisante.
Puis une cloche tinte délicatement
C’est le signal. Elle se déplace vers sa gauche tandis que je reste sur place et attends mon prochain vis-à-vis. Une autre personne se campe devant moi et me regarde avec intensité. C’est un homme.
Nous prenons le temps d’installer notre regard l’un dans l’autre, l’un sur l’autre. Sans ambiguïté, sans urgence. Nous nous regardons et nous nous voyons. Son regard est dégagé et prend le temps de faire ma connaissance. Puis sa voix exprime : « je te demande pardon ».
Et là, l’émotion me submerge. Soutenue par l’accueil de son regard qui m’agrippe l’âme, je vois des ombres du passé ressurgir. Sait-il combien je souffre encore ? Je suis moi-même surprise de le découvrir à cet instant. Je croyais avoir nettoyé mes blessures et être en paix avec ces êtres dysfonctionnels. Pourtant leurs spectres affleurent ma conscience. Mes yeux sont noyés de larmes. Je ressens une profonde gratitude pour cet homme qui prend en considération mon être et ma peine. Mon corps vibre un « merci » silencieux et puissant.
La cloche tinte à nouveau, cet homme libère l’espace et une autre personne vient occuper la place vacante. Je baisse quelque peu la tête pour regarder la personne qui se présente à moi. C’est une petite femme âgée, les yeux pâles et voilés. Elle soutient mon regard et je respire à son rythme pour accueillir sa demande de pardon.
Et c’est moi qui ai envie de lui demander pardon. Je perçois ses chagrins accumulés dans sa chair. Je vibre à son corps brinquebalant et souffreteux, et j’ai envie de la soulager de sa peine. Mais ce n’est pas encore mon tour. Elle hoquète un pardon et je fonds en larmes. Nous nous soutenons du regard et j’ai envie de la prendre dans mes bras. Je me contente de lui tendre les mains, paumes ouvertes. Elle s’y cramponne comme à une bouée de sauvetage. Nous restons un moment ainsi à exprimer muettement notre gratitude l’une envers l’autre. Qui donne ? Qui reçoit ?
Jusqu’à ce que la cloche tinte. Puis nous bougeons.
C’est à mon tour de me déplacer sur ma gauche et de changer de partenaire
Ce sera à mon tour de m’exprimer ouvertement et d’être accueillie. Ou pas.
Je me trouve face à une grande dame brune aux yeux noirs, sûrs d’eux. Je les sens fort et ai envie de m’adosser à leur énergie. Je sens cette femme capable de me soutenir dans ma force comme dans ma fragilité, alors je la regarde avec pénétration. Elle semble ne rien vouloir exprimer et se tient à distance de ses émotions, ou des miennes. Or, je veux adresser ma demande de pardon à son âme blessée – forcément, comme toutes les âmes – que, pour l’heure elle me dérobe. Alors j’attends, le regard bienveillant plongé dans le sien. Elle semble comprendre ma disponibilité et accepte de venir habiter son regard. Suis-je digne de sa confiance ? Suis-je une personne sincère ? Elle me reconnaît telle. Je peux enfin lui adresser ces mots puissants : « je te demande pardon ».
Ses yeux se plissent, elle s’émeut, elle s’ouvre. Nous entrons en résonance, nous sommes en empathie. Elle garde néanmoins ses distances et je reste à ma place. Je lui suis reconnaissante de m’avoir donné sa confiance.
Le tintement suivant me met face à un homme au ventre rebondi et aux grandes billes bleues. Il me dévisage de tous ses yeux et je suis happée par cette grande ouverture et cette attente candide et impatiente. Je prends le temps de trouver ma place dans ce regard. Je m’y installe et essaie de comprendre… C’est alors que je saisis sa détresse, son trop-plein de chagrin qu’il garde en lui, depuis des années sans doute. Et je sens sa hâte à décharger son fardeau, je capte l’urgence pour lui de tout lâcher, là tout de suite. Son regard est suppliant et comme tendu à l’extrême. Alors je m’approche de lui et lui ouvre les bras. Sans hésiter, il s’avance vers moi, courbe le dos à ma hauteur et m’enserre avec véhémence. Je le tiens fort et le garde ainsi contre moi un long moment. Nos corps respirent à l’unisson et se mettent au diapason. Je lui chuchote : « je te demande pardon… infiniment pardon ». Ses épaules soubresautent, son corps expire des sanglots qu’il ne peut plus contenir. Il se répand et je le soutiens de toute ma compassion.
Le tintement délicat nous donne le signal du détachement
Quelques secondes d’apaisement. Un entre-deux qui nous permet de nous reprendre. Jusqu’au binôme suivant que nous formons les uns avec les autres le temps de ce partage authentique.
Tout en bougeant d’un pas de côté, je remercie le ciel de me permettre de soulager la peine d’autrui, la mienne aussi. Je suis emplie de gratitude d’avoir la capacité à accueillir ces afflictions. Je me sens capable de les entendre et de les supporter. Je me rends compte que je suis bien plus forte que je ne l’imaginais. Cela n’aurait pas été possible quelques années auparavant, trop débordée que j’étais par mes propres blessures encore purulentes. Je me sens capable maintenant d’apporter ma contribution au monde, qui suinte nos peurs et qui nous contaminent tous.
Un pas de côté et je me retrouve face à une femme aux yeux noisette. Le badge sur sa poitrine porte mon nom : Nathalie. Son regard est solide et ouvert. Elle ne semble pas du genre à s’émouvoir. Ou bien elle a déjà fait un gros travail sur elle-même et ses blessures sont nettoyées et cicatrisées. Elle paraît être là juste pour servir de binôme ou de support à ce qui se joue dans ce grand Cercle. Je la regarde et apprécie sa force et sa présence. Elle soutient mon regard et je plonge le mien plus profondément derrière ce vert mordoré. Je la sens m’hypnotiser. En fait, elle n’est pas véritablement là avec moi, son regard semble m’empêcher d’aller plus loin dans ses profondeurs.
Je maintiens le contact visuel avec franchise et sérénité. Je la laisse me regarder comme on sort un drapeau blanc, pour pacifier l’Autre. Son regard demeure dans le mental. J’ai pourtant besoin qu’elle me prenne en considération et qu’elle me reconnaisse. A côté de moi, j’entends les participants murmurer la phrase fondamentale, renifler, se moucher.
Nous continuons à nous regarder, ses yeux ne pensent plus, je ne pense rien. Elle finit par devenir moi, mon miroir, mon double. Je m’apprivoise à travers elle. Je commence à me rencontrer. Elle comprend et accepte. Elle renonce à maîtriser son mental, ses paupières se relâchent, ses yeux se détendent, elle me regarde vraiment. Je peux alors lui dire de façon juste : « Nathalie, je te demande pardon ».
Je suis bouleversée, elle aussi. Ses yeux tombent sur son nom affiché sur ma poitrine et ses yeux s’embuent. Nos regards n’ont pas cillé et nous nous voyons cette fois-ci du fond de l’âme. Avec reconnaissance, avec amour. Nous nous réconcilions avec nous-même. Avec l’Autre. Avec tous les autres.
Lorsque la cloche donne le signal pour le passage suivant, nos yeux s’accrochent encore, restent soudés quelques secondes éternelles. Trop bon de nous retrouver, de nous sentir exister pleinement dans les yeux de quelqu’un qui est nous. Un frère ou une sœur humaine. Namasté – Je salue le divin qui est en vous.
Lorsque je prononce les demandes de pardon suivantes…
…je me rends compte que c’est à moi-même que je demande pardon en tant qu’être humain-trop-humain, puis à la Vie qui m’habite et que je n’ai pas toujours su honorer – loin de là.
Je prends conscience que je demande pardon à cette partie de moi que je dénigre bien souvent parce que je la trouve indigne, pas à la hauteur de mes attentes de perfection.
Je demande pardon à cette part en moi qui souffre de mon propre reniement et qui me divise intérieurement.
Je demande pardon à cette part en moi que j’ai si souvent rejetée par mimétisme, parce que d’abord rejetée par le regard d’autrui à qui j’accordais plus d’importance qu’à ma propre estime.
Je demande pardon à cette part de vie en moi que je critique sévèrement parce que je la juge mesquine, pas assez embellissante… et qui me fait tellement honte. Cette part en chacun de nous – mammifères à part entière – que je refoule et qu’il est temps d’accepter pour être une personne intègre, responsable et totalement aimante.
Je demande pardon à la Vie de ne pas avoir su accepter tous les défis qu’elle m’a envoyés, de les avoir refoulés parfois avec violence (ma résistance aurait pu m’être fatale).
Je lui demande pardon de n’avoir su reconnaître ses bienfaits qu’après coup – d’avoir manqué de confiance en elle – et de lui avoir tellement hurler ma haine de vivre alors qu’elle m’avait choisie, elle.
Je demande pardon à la vie qui cherche à s’exprimer en moi et que mon ego étouffe sous la culpabilité, les croyances limitantes, les conditionnements, les bornitudes et les peurs.
Je lui demande pardon de ne pas assez me réjouir au quotidien, de ne pas m’autoriser davantage à ressentir, exprimer et partager une certaine joie de vivre, comme si c’était indécent « par les temps qui courent ».
Toutes nos relations interpersonnelles sont autant d’occasions de demander pardon pour alléger nos vies
A travers les partenaires qui se trouvent face à moi dans ce grand Cercle, c’est à la Vie dans son ensemble – à tous ses représentants et dans tous ses aspects – auxquels je demande pardon. Pour n’avoir pas su, jusque-là, accueillir complètement et sereinement la Vie telle qu’elle est. Je décide de m’accueillir telle que je suis parce que c’est la vie en moi que j’accueille ainsi et que j’honore.
Lorsque ce Cercle de Pardon s’achève, se dissout, nous nous prenons spontanément dans les bras les uns les autres, dans de grands hug chaleureux et vrais. Pas besoin de parole, nos bras qui s’ouvrent spontanément suffisent à exprimer notre amour de la vie qui palpite au sein de chacun de nous.
Oui, j’aime mon Voisin comme moi-même. Je commence à appréhender ce que cela signifie et cela est magnifique de justesse et de vérité.
Je sais que le retour à la vie « civile » ne va pas de soi. Je ne me vois pas tout à fait dire à mon voisin d’immeuble – celui qui ne me dit jamais bonjour, ou celui qui m’ignore royalement, ou encore cet autre qui met la musique à fond : « Hello, je vous demande pardon pour … mes mesquineries ((en réponse aux vôtres hein)) ! »
En revanche, je me sens réconciliée avec moi-même, avec toutes ces parts un tantinet « chacal » (comme on dit en Communication Non Violente – CNV). Je ne souhaite plus répondre « œil pour œil, dent pour dent » (j’y veillais déjà mais j’avais (ou j’ai) encore quelques restes… dans le cerveau reptilien).
Cette énergie, récupérée grâce à la libération par le pardon, est bien plus utile à ma progression, pour construire une vie joyeuse, faite d’attitudes proactives et d’actions justes. Hm… j’espère être en bonne voie 🙂
Votre Cercle de Pardon, c’est peut-être –> ici
Je vous souhaite le meilleur,
Nathalie Decottégnie
Référente de la Proactivité
Auteure, Formatrice-Consultante, Conférencière
Ouvrage : « A Quoi pense une Professionnelle de la Formation en train d’animer un Stage ? »